67% des francais contre l'entrée de la Turquie. Et vous ?
67% des francais contre l'entrée de la Turquie. Et vous ? - Actualité - Discussions
MarshPosté le 14-12-2004 à 14:11:44
«L'adhésion de la Turquie serait une décision aberrante !»
Partisan de l'«Europe puissance», Robert Badinter, sénateur PS des Hauts-de-Seine, ancien garde des Sceaux et ex-président du Conseil constitutionnel, pense que l'entrée de la Turquie affaiblirait l'Union européenne. Mais il craint que les jeux ne soient déjà faits. Explications .
Qu'attendez-vous du Conseil européen du 17 décembre ? Une décision en faveur de la Turquie vous semble-t-elle inéluctable
Ce sera en tout cas une décision essentielle. Si les chefs d'Etat et de gouvernement choisissent d'ouvrir les négociations d'adhésion, cela signifiera qu'inévitablement, dans quelques années, la Turquie figurera parmi les Etats membres de l'Union. Jamais depuis trente ans on n'a vu un candidat ne pas être reçu... Le chemin peut être jalonné de difficultés, mais il débouche toujours sur l'entrée dans l'Union.
Sauf dans le cas de la Grande-Bretagne à l'époque du général de Gaulle...
Oui, mais c'était la Communauté économique européenne (CEE) non pas l'Union et c'était le général de Gaulle ! Ne confondons ni les situations ni les hommes. La vérité est qu'un Etat, une fois admise sa candidature, est voué à entrer dans l'Union. Et, aujourd'hui, si l'on évoque un refus éventuel au bout d'années de négociations, c'est pour atténuer dans l'opinion la portée de l'acceptation de la candidature turque. Car dans dix ou quinze ans, même si un référendum est organisé, nous ne pourrons pas dire non. Cela serait, à juste titre, très mal ressenti par la Turquie qui aurait le sentiment d'avoir été «mené en bateau». On ouvrirait alors une crise diplomatique majeure. On ne dit pas non devant monsieur le maire au bout de quinze ans de fiançailles ! Cette procédure ultime d'un référendum qui laisserait la liberté de choix aux Français est un leurre. Et je constate surtout que nous n'avons jamais eu de véritable débat sur le bien-fondé de la candidature turque.
Expliquez-vous...
On évoque volontiers des promesses faites à la Turquie depuis quarante ans. La réalité est tout autre. En 1963, quand le général de Gaulle et Adenauer avaient évoqué la simple possibilité d'une adhésion de la Turquie dans ce qui n'était que le Marché commun, la situation internationale était bien différente de celle d'aujourd'hui. Nous sortions de la crise de Berlin pour entrer dans celle des missiles à Cuba, un des moments les plus tendus de la guerre froide. Il était donc d'un intérêt majeur pour les puissances occidentales d'empêcher la Turquie de basculer du côté de l'URSS.
Depuis 1963, il y a eu bien des événements majeurs dont l'invasion de Chypre par l'armée turque et la dictature militaire en Turquie. En réalité, c'est depuis dix ans que la question de la candidature turque à l'UE est réellement posée. L'absence totale de débat à ce sujet en France est un véritable outrage à la démocratie ! Quand avons-nous entendu le président de la République qui conduit la politique étrangère de la France nous expliquer les raisons de son choix et les motifs pour lesquels les Français devraient dire oui à l'entrée de la Turquie ? Jamais. Voilà pourtant une idée qui lui tient à coeur depuis longtemps. Si c'est son choix, qu'il s'en explique. Nous sommes dans une démocratie. Il n'appartient pas au président de la République d'agir de façon aussi souveraine dans de telles matières...
Le fait du prince ?
Plutôt l'orgueilleux exercice solitaire du pouvoir par le chef de l'Etat. Il existe un Parlement et notre Constitution est une Constitution parlementaire ou, au moins, semi-parlementaire. Les élus sont les représentants du peuple. Quand ont-ils été consultés au sujet de la Turquie ? Jamais. Tout récemment, pour répondre à la pression des parlementaires et de l'opinion, un débat a été organisé à la hâte à l'Assemblée. Mais c'était une parodie de débat, sans vote à son issue, alors qu'il était constitutionnellement possible. Quant au Sénat cela confine à la dérision il débattra peut-être du sujet au mois de janvier, c'est-à-dire après la décision prise le 17 décembre à Bruxelles... Je vois là une forme de mépris à l'égard du Parlement et de l'opinion publique qui peut susciter des réactions négatives à l'égard de l'Union européenne...
Vous pensez que l'affaire turque va polluer le référendum sur le traité constitutionnel ?
Je le crains. J'ai participé modestement aux travaux de la Convention et je voterai oui. Mais je redoute que, faute de débat sur l'admission de la Turquie, le citoyen se sente de plus de plus étranger à la construction européenne et s'en détache. D'où le risque d'une abstention massive et d'un échec du référendum sur la Constitution.
Quels sont les arguments qui, selon vous, militent en défaveur de l'entrée de la Turquie ?
Prenez la démocratie en Turquie : l'armée reste un Etat dans l'Etat et l'énorme budget militaire est voté sans discussion. Ce n'est pas la nomination d'un civil comme secrétaire général du tout-puissant Conseil national de sécurité qui changera son pouvoir. Regardez du côté des droits de l'homme : de nombreux témoignages établissent que la torture policière est encore pratiquée à grande échelle. Considérez surtout les droits de la femme : tant que la Turquie n'aura pas justifié de l'égalité réelle, effective pas seulement à l'université d'Ankara ou chez les intellectuels, mais dans les profondeurs du pays de l'homme et de la femme, je ne conçois pas que l'Union puisse ouvrir la procédure d'adhésion. L'égalité entre femmes et hommes est un principe fondamental de l'Union. Aucun Etat ne peut prétendre y entrer tant que cette égalité n'est pas acquise et respectée chez lui. Regardez, enfin, le droit des minorités : les Kurdes sont discriminés...
Mais ils sont favorables à l'entrée de la Turquie dans l'Union !
Evidemment ! Ils espèrent ainsi que leurs droits seront mieux respectés. Je les comprends. C'est pour les mêmes raisons, d'ailleurs, que tant de Turcs souhaitent l'adhésion de leur pays. Si j'étais turc, je voterais oui ! Mais un mariage se fait à deux et il faut aussi demander leur avis aux citoyens des Etats membres. Dans les fameux critères de Copenhague, on cite toujours ceux que doivent remplir les pays candidats, mais jamais le dernier sur «la capacité de l'Union à assimiler de nouveaux membres tout en maintenant l'élan de l'intégration». Avec la Turquie, on met la charrue devant les boeufs ! Car, quand un Etat est accepté comme candidat, il est déjà membre virtuel de l'Union.
Les négociations ne permettront-elles pas à la Turquie de fournir les apaisements demandés, notamment en matière de droits de l'homme ?
Je rappelle que la Turquie s'est engagée à respecter les droits de l'homme non pas depuis qu'elle est candidate à l'UE, mais depuis des décennies. La Turquie est membre du Conseil de l'Europe depuis 1949 et c'est le Conseil et non pas l'Union européenne qui est le foyer des droits de l'homme en Europe. Regardez la jurisprudence de la Cour européenne de Strasbourg qui relève du Conseil de l'Europe : à de multiples reprises, et jusqu'à aujourd'hui, la Turquie a été condamnée pour des atteintes très graves aux droits de l'homme. Qu'elle respecte d'abord ses engagements. On doit respecter les droits de l'homme parce qu'ils sont les fondements mêmes de nos sociétés démocratiques et non pas en considération des avantages que l'entrée dans l'Union fait espérer. On ne les aime pas pour une dot ou une contrepartie. Et je trouve blessant pour les Turcs l'argument que seule l'entrée dans l'UE les amènera au respect des droits de l'homme. Les droits de l'homme sont universels.
La reconnaissance de Chypre et du génocide arménien sont deux grosses couleuvres à avaler pour le gouvernement Erdogan...
On ne peut concevoir, à propos de Chypre, qu'un Etat qui se porte candidat à l'UE n'ait pas reconnu un Etat membre de l'Union. Quant à la question du génocide arménien, elle rejoint celle de la mémoire, qui fait partie des valeurs européennes d'aujourd'hui. L'Europe s'est fondée après la guerre dans la conscience du «plus jamais ça». Pour construire une communauté et vivre ensemble, il faut reconnaître les fautes du passé. Il convient donc que la réalité du génocide arménien soit reconnue par le Parlement turc, sans biaiser avec l'histoire.
L'argument démographique compte-t-il pour vous ?
Si la Turquie entre dans l'Union, elle sera le pays le plus étendu avec la population la plus nombreuse, 80 millions à l'horizon 2015. Au Parlement européen, elle aura la représentation la plus élevée comme l'Allemagne et sa démographie l'avantagera lors des votes à la majorité qualifiée au Conseil des ministres. Elle aura donc politiquement un poids supérieur à la France, pays fondateur du projet européen.
Et l'aspect religieux ?
Pour moi, il ne compte pas. Dans une Union vouée à la neutralité religieuse, peu importe qu'il y ait un Etat à dominante musulmane. Ce sera d'ailleurs le cas pour la Bosnie-Herzégovine. En revanche, l'aspect économique me préoccupe...
Le fossé serait trop grand ?
Le PNB moyen par habitant en Turquie se situe à 27% de la moyenne de l'UE élargie et la population agricole est de 33%, ce qui est sans rapport avec la norme européenne. Or, nous avons pour devoir prioritaire de réussir l'intégration des dix nouveaux Etats qui sont entrés dans l'Union le 1er mai dernier. Pays auxquels il faudra ajouter la Bulgarie, la Roumanie et la Croatie. Puis viendra le tour de la Macédoine, de la Bosnie, de la Serbie et des derniers Etats balkaniques... Au même moment, MM. Chirac et Schröder se refusent à augmenter le budget européen au-delà de 1% du PNB communautaire. Où trouvera-t-on l'argent des fonds structurels pour aider la Turquie comme on l'a fait pour tous les nouveaux arrivants ? Je comprends le premier ministre turc quand il dit «pas de conditions discriminatoires en ce qui nous concerne». La Turquie, si elle entre dans l'UE, devra être traitée sur un pied d'égalité. Dans le cas contraire, si les promesses ne sont pas tenues, les conséquences seront redoutables : certains bons apôtres, notamment les islamistes radicaux, auront beau jeu de souffler sur les braises de la déception.
Je crains aussi que cette entrée contribue à repousser aux calendes les progrès nécessaires en matière de cohésion sociale et fiscale dans l'Union. La Turquie est un pays en forte croissance, à la main-d'oeuvre capable et peu coûteuse, qui va attirer les délocalisations. Et j'en arrive à l'aspect géopolitique du problème turc...
Comme on sait, 95% du territoire et 92% de la population se situent en Asie...
Avec l'adhésion de la Turquie, l'UE franchira le Bosphore, dépassera l'Euphrate et s'enfoncera profondément en Asie mineure. Nous aurons, nous, Européens, des frontières communes avec la Géorgie, l'Arménie, l'Iran, l'Irak et la Syrie. Je vous le demande : dans le projet des pères fondateurs, qu'est-ce qui justifie des frontières communes avec ces pays ? Qu'est-ce qui justifie que nous nous enfoncions dans une des zones les plus périlleuses du monde ? La Turquie a fermé ses frontières avec l'Arménie et n'a pas reconnu le génocide ; elle connaît des tensions avec la Géorgie sur le Haut-Karabakh ; ses relations avec l'Irak en raison des Kurdes et avec la Syrie du fait des barrages sur l'Euphrate ne sont pas meilleures... Sans parler de l'Iran. Et nous voudrions importer tous ces conflits, toutes ces tensions, dans l'Union ?
Le monde musulman est un monde très complexe. La Turquie en est une des composantes. Mais elle n'est pas un pays arabe et son histoire est celle d'une domination sur les peuples arabes. Cette histoire il faut relire Lawrence d'Arabie prend fin par une guerre menée par les Arabes pour retrouver leur indépendance et leur dignité. Ne croyez pas que l'exemple de la Turquie, pays allié aux Etats-Unis et à Israël, soit un modèle qui parle aux peuples arabes ! Se dire que, tout à coup, avec l'adhésion turque, les pays de la région vont se convertir à la démocratie, à la laïcité et aux droits de l'homme est une vision angélique. Dans la région, si riche de conflits et de tensions, l'Union ne pourrait plus jouer un rôle de médiateur, d'arbitre ou de garant : elle serait partie prenante.
On a voulu et on y a réussi bâtir une Europe démocratique, forte, prospère et pacifiée. Avec l'élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale, nous avons réalisé ce que l'histoire commandait et acquitté une dette morale, celle contractée après Yalta quand l'Occident a abandonné à Staline une partie de l'Europe. Nous n'avons aucune obligation de cette nature à l'égard de la Turquie. Elle n'a pas connu les horreurs de la guerre. Elle est restée neutre jusqu'en 1945, avant de déclarer la guerre à l'Allemagne pour pouvoir entrer aux Nations unies.
Comment envisagez-vous la question des frontières de l'UE ?
Pour s'attaquer à la question des frontières, il faut savoir quelle Europe on veut. Moi, je souhaite une «Europe puissance», une Europe qui compte sur la scène mondiale comme un acteur de premier rang, aux côtés des Etats-unis et de la Chine, pas seulement une Europe qui soit une aire de prospérité économique et de respect des droits de l'homme. Plus l'UE s'élargit, plus ses capacités d'action diminuent. L'élargissement porté jusqu'à l'Asie mineure n'a pas de sens, pas plus que cette idée singulière d'une Union euro-méditerranéenne, comme si l'UE devait ressusciter l'Empire romain... Accords, partenariats privilégiés, coopérations : bien sûr. Mais pas plus. L'Union européenne doit pouvoir peser sur le destin du monde. Or, ce qui se prépare, j'en ai peur, ce n'est pas l'Europe puissance, c'est l'Europe de l'impuissance. Croyez-moi, si le président Bush est le premier champion de l'entrée de la Turquie dans l'UE, ce n'est sûrement pas pour voir émerger une Europe plus forte !
Faut-il arrêter l'élargissement ?
Les pays des Balkans doivent adhérer. Après, le problème de l'Ukraine se posera inévitablement. Il est très complexe, très difficile. Mais il ne présente pas les mêmes questions géopolitiques que le cas turc. En attendant, il faut faire une pause. Je dis stop, assez de cette course à l'élargissement, assez de ces projets où l'on veut engager l'Europe d'un côté vers l'Euphrate et, de l'autre, jusqu'à la Mauritanie ! Que l'Union fixe ses limites, qu'elle se fortifie et qu'elle maintienne avec la Turquie les relations mutuellement les plus avantageuses. Mais qu'elle ne l'accueille pas parmi ses membres ! L'adhésion de la Turquie serait, pour l'«Europe puissance» que j'appelle de mes voeux, une décision aberrante.
Comment expliquer cette fuite en avant...
Qu'est-ce qui fait qu'on cède à l'ubris ? Je crois au vertige de l'effet d'annonce, à la générosité en paroles parfois démagogique des dirigeants... Il y a sans doute aussi un complexe de culpabilité, la conscience d'avoir mal traité les musulmans au temps du colonialisme et d'avoir recommencé, plus récemment, en Europe en offrant de mauvaises conditions de vie aux immigrés. D'où ce besoin d'actes réparateurs en direction de tout ce qui apparaît musulman et pauvre. Dans le cas de la Turquie, cependant, je rappelle qu'elle n'a pas été victime du colonialisme. Au contraire, elle a été une puissance colonisatrice de première grandeur en Europe. Dans la course à l'élargissement, je n'oublie pas non plus l'action des partisans de l'Europe marché, de l'Europe du commerce et des affaires, les tenants d'une «Europe espace économique organisée» qui refuse le projet de cette «Europe puissance» que j'appelle de mes voeux.
On peut lire avec profit Le Grand Turc et la République de Venise, de Sylvie Goulard, avec un avant-propos de Robert Badinter (Fayard).
Marsh Posté le 14-12-2004 à 14:11:44
«L'adhésion de la Turquie serait une décision aberrante !»
Partisan de l'«Europe puissance», Robert Badinter, sénateur PS des Hauts-de-Seine, ancien garde des Sceaux et ex-président du Conseil constitutionnel, pense que l'entrée de la Turquie affaiblirait l'Union européenne. Mais il craint que les jeux ne soient déjà faits. Explications .
Qu'attendez-vous du Conseil européen du 17 décembre ? Une décision en faveur de la Turquie vous semble-t-elle inéluctable
Ce sera en tout cas une décision essentielle. Si les chefs d'Etat et de gouvernement choisissent d'ouvrir les négociations d'adhésion, cela signifiera qu'inévitablement, dans quelques années, la Turquie figurera parmi les Etats membres de l'Union. Jamais depuis trente ans on n'a vu un candidat ne pas être reçu... Le chemin peut être jalonné de difficultés, mais il débouche toujours sur l'entrée dans l'Union.
Sauf dans le cas de la Grande-Bretagne à l'époque du général de Gaulle...
Oui, mais c'était la Communauté économique européenne (CEE) non pas l'Union et c'était le général de Gaulle ! Ne confondons ni les situations ni les hommes. La vérité est qu'un Etat, une fois admise sa candidature, est voué à entrer dans l'Union. Et, aujourd'hui, si l'on évoque un refus éventuel au bout d'années de négociations, c'est pour atténuer dans l'opinion la portée de l'acceptation de la candidature turque. Car dans dix ou quinze ans, même si un référendum est organisé, nous ne pourrons pas dire non. Cela serait, à juste titre, très mal ressenti par la Turquie qui aurait le sentiment d'avoir été «mené en bateau». On ouvrirait alors une crise diplomatique majeure. On ne dit pas non devant monsieur le maire au bout de quinze ans de fiançailles ! Cette procédure ultime d'un référendum qui laisserait la liberté de choix aux Français est un leurre. Et je constate surtout que nous n'avons jamais eu de véritable débat sur le bien-fondé de la candidature turque.
Expliquez-vous...
On évoque volontiers des promesses faites à la Turquie depuis quarante ans. La réalité est tout autre. En 1963, quand le général de Gaulle et Adenauer avaient évoqué la simple possibilité d'une adhésion de la Turquie dans ce qui n'était que le Marché commun, la situation internationale était bien différente de celle d'aujourd'hui. Nous sortions de la crise de Berlin pour entrer dans celle des missiles à Cuba, un des moments les plus tendus de la guerre froide. Il était donc d'un intérêt majeur pour les puissances occidentales d'empêcher la Turquie de basculer du côté de l'URSS.
Depuis 1963, il y a eu bien des événements majeurs dont l'invasion de Chypre par l'armée turque et la dictature militaire en Turquie. En réalité, c'est depuis dix ans que la question de la candidature turque à l'UE est réellement posée. L'absence totale de débat à ce sujet en France est un véritable outrage à la démocratie ! Quand avons-nous entendu le président de la République qui conduit la politique étrangère de la France nous expliquer les raisons de son choix et les motifs pour lesquels les Français devraient dire oui à l'entrée de la Turquie ? Jamais. Voilà pourtant une idée qui lui tient à coeur depuis longtemps. Si c'est son choix, qu'il s'en explique. Nous sommes dans une démocratie. Il n'appartient pas au président de la République d'agir de façon aussi souveraine dans de telles matières...
Le fait du prince ?
Plutôt l'orgueilleux exercice solitaire du pouvoir par le chef de l'Etat. Il existe un Parlement et notre Constitution est une Constitution parlementaire ou, au moins, semi-parlementaire. Les élus sont les représentants du peuple. Quand ont-ils été consultés au sujet de la Turquie ? Jamais. Tout récemment, pour répondre à la pression des parlementaires et de l'opinion, un débat a été organisé à la hâte à l'Assemblée. Mais c'était une parodie de débat, sans vote à son issue, alors qu'il était constitutionnellement possible. Quant au Sénat cela confine à la dérision il débattra peut-être du sujet au mois de janvier, c'est-à-dire après la décision prise le 17 décembre à Bruxelles... Je vois là une forme de mépris à l'égard du Parlement et de l'opinion publique qui peut susciter des réactions négatives à l'égard de l'Union européenne...
Vous pensez que l'affaire turque va polluer le référendum sur le traité constitutionnel ?
Je le crains. J'ai participé modestement aux travaux de la Convention et je voterai oui. Mais je redoute que, faute de débat sur l'admission de la Turquie, le citoyen se sente de plus de plus étranger à la construction européenne et s'en détache. D'où le risque d'une abstention massive et d'un échec du référendum sur la Constitution.
Quels sont les arguments qui, selon vous, militent en défaveur de l'entrée de la Turquie ?
Prenez la démocratie en Turquie : l'armée reste un Etat dans l'Etat et l'énorme budget militaire est voté sans discussion. Ce n'est pas la nomination d'un civil comme secrétaire général du tout-puissant Conseil national de sécurité qui changera son pouvoir. Regardez du côté des droits de l'homme : de nombreux témoignages établissent que la torture policière est encore pratiquée à grande échelle. Considérez surtout les droits de la femme : tant que la Turquie n'aura pas justifié de l'égalité réelle, effective pas seulement à l'université d'Ankara ou chez les intellectuels, mais dans les profondeurs du pays de l'homme et de la femme, je ne conçois pas que l'Union puisse ouvrir la procédure d'adhésion. L'égalité entre femmes et hommes est un principe fondamental de l'Union. Aucun Etat ne peut prétendre y entrer tant que cette égalité n'est pas acquise et respectée chez lui. Regardez, enfin, le droit des minorités : les Kurdes sont discriminés...
Mais ils sont favorables à l'entrée de la Turquie dans l'Union !
Evidemment ! Ils espèrent ainsi que leurs droits seront mieux respectés. Je les comprends. C'est pour les mêmes raisons, d'ailleurs, que tant de Turcs souhaitent l'adhésion de leur pays. Si j'étais turc, je voterais oui ! Mais un mariage se fait à deux et il faut aussi demander leur avis aux citoyens des Etats membres. Dans les fameux critères de Copenhague, on cite toujours ceux que doivent remplir les pays candidats, mais jamais le dernier sur «la capacité de l'Union à assimiler de nouveaux membres tout en maintenant l'élan de l'intégration». Avec la Turquie, on met la charrue devant les boeufs ! Car, quand un Etat est accepté comme candidat, il est déjà membre virtuel de l'Union.
Les négociations ne permettront-elles pas à la Turquie de fournir les apaisements demandés, notamment en matière de droits de l'homme ?
Je rappelle que la Turquie s'est engagée à respecter les droits de l'homme non pas depuis qu'elle est candidate à l'UE, mais depuis des décennies. La Turquie est membre du Conseil de l'Europe depuis 1949 et c'est le Conseil et non pas l'Union européenne qui est le foyer des droits de l'homme en Europe. Regardez la jurisprudence de la Cour européenne de Strasbourg qui relève du Conseil de l'Europe : à de multiples reprises, et jusqu'à aujourd'hui, la Turquie a été condamnée pour des atteintes très graves aux droits de l'homme. Qu'elle respecte d'abord ses engagements. On doit respecter les droits de l'homme parce qu'ils sont les fondements mêmes de nos sociétés démocratiques et non pas en considération des avantages que l'entrée dans l'Union fait espérer. On ne les aime pas pour une dot ou une contrepartie. Et je trouve blessant pour les Turcs l'argument que seule l'entrée dans l'UE les amènera au respect des droits de l'homme. Les droits de l'homme sont universels.
La reconnaissance de Chypre et du génocide arménien sont deux grosses couleuvres à avaler pour le gouvernement Erdogan...
On ne peut concevoir, à propos de Chypre, qu'un Etat qui se porte candidat à l'UE n'ait pas reconnu un Etat membre de l'Union. Quant à la question du génocide arménien, elle rejoint celle de la mémoire, qui fait partie des valeurs européennes d'aujourd'hui. L'Europe s'est fondée après la guerre dans la conscience du «plus jamais ça». Pour construire une communauté et vivre ensemble, il faut reconnaître les fautes du passé. Il convient donc que la réalité du génocide arménien soit reconnue par le Parlement turc, sans biaiser avec l'histoire.
L'argument démographique compte-t-il pour vous ?
Si la Turquie entre dans l'Union, elle sera le pays le plus étendu avec la population la plus nombreuse, 80 millions à l'horizon 2015. Au Parlement européen, elle aura la représentation la plus élevée comme l'Allemagne et sa démographie l'avantagera lors des votes à la majorité qualifiée au Conseil des ministres. Elle aura donc politiquement un poids supérieur à la France, pays fondateur du projet européen.
Et l'aspect religieux ?
Pour moi, il ne compte pas. Dans une Union vouée à la neutralité religieuse, peu importe qu'il y ait un Etat à dominante musulmane. Ce sera d'ailleurs le cas pour la Bosnie-Herzégovine. En revanche, l'aspect économique me préoccupe...
Le fossé serait trop grand ?
Le PNB moyen par habitant en Turquie se situe à 27% de la moyenne de l'UE élargie et la population agricole est de 33%, ce qui est sans rapport avec la norme européenne. Or, nous avons pour devoir prioritaire de réussir l'intégration des dix nouveaux Etats qui sont entrés dans l'Union le 1er mai dernier. Pays auxquels il faudra ajouter la Bulgarie, la Roumanie et la Croatie. Puis viendra le tour de la Macédoine, de la Bosnie, de la Serbie et des derniers Etats balkaniques... Au même moment, MM. Chirac et Schröder se refusent à augmenter le budget européen au-delà de 1% du PNB communautaire. Où trouvera-t-on l'argent des fonds structurels pour aider la Turquie comme on l'a fait pour tous les nouveaux arrivants ? Je comprends le premier ministre turc quand il dit «pas de conditions discriminatoires en ce qui nous concerne». La Turquie, si elle entre dans l'UE, devra être traitée sur un pied d'égalité. Dans le cas contraire, si les promesses ne sont pas tenues, les conséquences seront redoutables : certains bons apôtres, notamment les islamistes radicaux, auront beau jeu de souffler sur les braises de la déception.
Je crains aussi que cette entrée contribue à repousser aux calendes les progrès nécessaires en matière de cohésion sociale et fiscale dans l'Union. La Turquie est un pays en forte croissance, à la main-d'oeuvre capable et peu coûteuse, qui va attirer les délocalisations. Et j'en arrive à l'aspect géopolitique du problème turc...
Comme on sait, 95% du territoire et 92% de la population se situent en Asie...
Avec l'adhésion de la Turquie, l'UE franchira le Bosphore, dépassera l'Euphrate et s'enfoncera profondément en Asie mineure. Nous aurons, nous, Européens, des frontières communes avec la Géorgie, l'Arménie, l'Iran, l'Irak et la Syrie. Je vous le demande : dans le projet des pères fondateurs, qu'est-ce qui justifie des frontières communes avec ces pays ? Qu'est-ce qui justifie que nous nous enfoncions dans une des zones les plus périlleuses du monde ? La Turquie a fermé ses frontières avec l'Arménie et n'a pas reconnu le génocide ; elle connaît des tensions avec la Géorgie sur le Haut-Karabakh ; ses relations avec l'Irak en raison des Kurdes et avec la Syrie du fait des barrages sur l'Euphrate ne sont pas meilleures... Sans parler de l'Iran. Et nous voudrions importer tous ces conflits, toutes ces tensions, dans l'Union ?
Le monde musulman est un monde très complexe. La Turquie en est une des composantes. Mais elle n'est pas un pays arabe et son histoire est celle d'une domination sur les peuples arabes. Cette histoire il faut relire Lawrence d'Arabie prend fin par une guerre menée par les Arabes pour retrouver leur indépendance et leur dignité. Ne croyez pas que l'exemple de la Turquie, pays allié aux Etats-Unis et à Israël, soit un modèle qui parle aux peuples arabes ! Se dire que, tout à coup, avec l'adhésion turque, les pays de la région vont se convertir à la démocratie, à la laïcité et aux droits de l'homme est une vision angélique. Dans la région, si riche de conflits et de tensions, l'Union ne pourrait plus jouer un rôle de médiateur, d'arbitre ou de garant : elle serait partie prenante.
On a voulu et on y a réussi bâtir une Europe démocratique, forte, prospère et pacifiée. Avec l'élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale, nous avons réalisé ce que l'histoire commandait et acquitté une dette morale, celle contractée après Yalta quand l'Occident a abandonné à Staline une partie de l'Europe. Nous n'avons aucune obligation de cette nature à l'égard de la Turquie. Elle n'a pas connu les horreurs de la guerre. Elle est restée neutre jusqu'en 1945, avant de déclarer la guerre à l'Allemagne pour pouvoir entrer aux Nations unies.
Comment envisagez-vous la question des frontières de l'UE ?
Pour s'attaquer à la question des frontières, il faut savoir quelle Europe on veut. Moi, je souhaite une «Europe puissance», une Europe qui compte sur la scène mondiale comme un acteur de premier rang, aux côtés des Etats-unis et de la Chine, pas seulement une Europe qui soit une aire de prospérité économique et de respect des droits de l'homme. Plus l'UE s'élargit, plus ses capacités d'action diminuent. L'élargissement porté jusqu'à l'Asie mineure n'a pas de sens, pas plus que cette idée singulière d'une Union euro-méditerranéenne, comme si l'UE devait ressusciter l'Empire romain... Accords, partenariats privilégiés, coopérations : bien sûr. Mais pas plus. L'Union européenne doit pouvoir peser sur le destin du monde. Or, ce qui se prépare, j'en ai peur, ce n'est pas l'Europe puissance, c'est l'Europe de l'impuissance. Croyez-moi, si le président Bush est le premier champion de l'entrée de la Turquie dans l'UE, ce n'est sûrement pas pour voir émerger une Europe plus forte !
Faut-il arrêter l'élargissement ?
Les pays des Balkans doivent adhérer. Après, le problème de l'Ukraine se posera inévitablement. Il est très complexe, très difficile. Mais il ne présente pas les mêmes questions géopolitiques que le cas turc. En attendant, il faut faire une pause. Je dis stop, assez de cette course à l'élargissement, assez de ces projets où l'on veut engager l'Europe d'un côté vers l'Euphrate et, de l'autre, jusqu'à la Mauritanie ! Que l'Union fixe ses limites, qu'elle se fortifie et qu'elle maintienne avec la Turquie les relations mutuellement les plus avantageuses. Mais qu'elle ne l'accueille pas parmi ses membres ! L'adhésion de la Turquie serait, pour l'«Europe puissance» que j'appelle de mes voeux, une décision aberrante.
Comment expliquer cette fuite en avant...
Qu'est-ce qui fait qu'on cède à l'ubris ? Je crois au vertige de l'effet d'annonce, à la générosité en paroles parfois démagogique des dirigeants... Il y a sans doute aussi un complexe de culpabilité, la conscience d'avoir mal traité les musulmans au temps du colonialisme et d'avoir recommencé, plus récemment, en Europe en offrant de mauvaises conditions de vie aux immigrés. D'où ce besoin d'actes réparateurs en direction de tout ce qui apparaît musulman et pauvre. Dans le cas de la Turquie, cependant, je rappelle qu'elle n'a pas été victime du colonialisme. Au contraire, elle a été une puissance colonisatrice de première grandeur en Europe. Dans la course à l'élargissement, je n'oublie pas non plus l'action des partisans de l'Europe marché, de l'Europe du commerce et des affaires, les tenants d'une «Europe espace économique organisée» qui refuse le projet de cette «Europe puissance» que j'appelle de mes voeux.
On peut lire avec profit Le Grand Turc et la République de Venise, de Sylvie Goulard, avec un avant-propos de Robert Badinter (Fayard).