Descente en flèche
 
Inquiétude grandissante des acteurs de la nuit parisienne, des élus et des associations, après la fermeture pour un mois de la Flèche d'or.
 
«Je ne mettrai pas de bonnet de nuit à Paris» clame le préfet. La fermeture de la Flèche d'or, café-concert du XXe arrondissement, pour «outrage à agents» (lire page 32) ne symbolise-t-elle pas, au contraire, un durcissement de la répression des lieux de la nuit parisienne ? «Toutes les salles ont le sentiment d'être persécutées par les services de police», affirme Luce Namer, présidente de l'association de défense des lieux de culture et de vie de Paris, qui en regroupe une trentaine (Flèche d'or, Glaz'art, Opus, New-Morning, Réservoir...). Les Verts de Paris voient dans cette décision «un mouvement généralisé à l'échelle de Paris» et fustigent «le climat détestable qui s'instaure sur tous les lieux alternatifs».
 
«Pression constante». Pourtant, le nombre de fermetures administratives de débits de boisson reste stable, autour de 150 par an, sur 17 000 bistrots et cafés répertoriés. Depuis le début de l'année, deux établissements ont été fermés: le Folie's Pigalle (trafic de stupéfiants) et la Flèche d'or, la semaine dernière. N'empêche, les lieux qui font la vie nocturne sont confrontés à une montée de l'intolérance. Ainsi, l'Opus Café, sur le canal Saint-Martin, malgré des travaux de mise aux normes contre le bruit, a du mal : «Depuis que l'autorisation de nuit nous a été retirée, nous avons dû arrêter les concerts et le clubbing. On vivote avec l'impression qu'on peut fermer pour n'importe quel prétexte: nuisances sonores, tapage nocturne... La pression est constante», dit le gérant Brice Choupas.  
 
Plus bas sur le canal, même sentiment au caf-conc' l'Atmosphère et au Jemmapes, deux cafés branchés qui pratiquent la vente à emporter aux beaux jours. On vient chercher son gobelet pour siroter au bord de l'eau. «L'engouement autour du canal s'est renforcé depuis Amélie Poulain, les gens flânent, vont à l'épicerie acheter un bout de sauciflard pour pique-niquer en famille ou entre amis, dit Virginie Leboeuf, du Jemmapes. Tout ça reste très bon enfant, il n'y a jamais eu de problème». Sauf que picoler au bord du canal après 21 heures est passible d'amende depuis qu'un arrêté préfectoral du 12 août 2002 a décrété qu'hors des terrasses légales des bars, la consommation en réunion d'alcool est interdite, de 21 heures à 7 heures, sur les quais de Valmy et de Jemmapes. Si la police établit l'origine des boissons, ce sont les établissements qui trinquent : amendes, voire fermeture !
 
Dans le XIIe arrondissement, à deux pas du marché d'Aligre, la situation du Baron rouge est comparable, quoique diurne. Le 23 mars, les habitués ont dû renoncer à leur apéro d'après-marché, à base de charcuterie, huîtres et vin. Sur la porte, un petit mot leur expliquait que cette fermeture exceptionnelle était une protestation. Trois semaines plus tôt, des policiers avaient dispersé les habitants qui grignotaient sur le trottoir. «Comme le troquet est petit, les gens débordent sur la rue. C'est comme ça depuis douze ans, explique le barman. Il y a toujours eu une tolérance gracieuse et amicale». Depuis, le Baron rouge a rouvert le dimanche, mais sans huîtres ni saucisson.
 
Plaintes des voisins. A Bastille ou à Pigalle, dans le XXe ou le XIIIe, les plaintes du voisinage participent à la pression. Dans le XIIIe, à la Butte aux Cailles, la Folie en Tête, bistrot-institution du quartier, a dû annuler sa programmation musicale et ses bals hebdomadaires. «Nous avons arrêté les live parce que nous n'étions pas vraiment aux normes antibruit, ce qui n'a pas empêché les plaintes, dit Jean-Pierre Dos Santos, le gérant. Avant, la Butte aux Cailles, c'était des artistes et des ouvriers. Maintenant, comme sur le canal ou à Oberkampf, une nouvelle population a acheté des appartements. Ces gens veulent un quartier vivant, mais sont les premiers à se plaindre du bruit.» Pour riposter, une association des «riverains contents» est en cours de création...
 
Table ronde. Pour Christophe Girard, l'adjoint à la Culture de Bertrand Delanoë, qui tente une médiation entre les pouvoirs publics et les bistrotiers, et pousse ces derniers à adopter une charte de déontologie, «il y a quand même un problème de comportement individuel des habitants, qui préfèrent dénoncer au commissariat plutôt que dialoguer». Mardi, une table ronde à la mairie doit réunir les bistrotiers musicaux, les élus et des syndicats de policiers et de juges. Faute d'un dialogue ouvert avec la préfecture, qui décline l'invitation, préférant une rencontre à domicile.

Avertissement ou persécution?
 
La Flèche d'or a déjà été fermée en décembre.
 
Une pétition a réuni 4 000 signataires, dont Béatrice Dalle, Sergent Garcia et Jean Baudrillard.    a fermeture pour un mois de la Flèche d'or, le café alternatif parisien, organisateur de concerts rap, rock, de soirées techno et de débats d'associations, est la première du genre pour «outrage à agents de la force publique». Depuis mardi, l'affaire enfle, contribuant à accentuer le fossé entre la préfecture de police (PP) et les patrons de cafés-concerts, soutenus par la mairie. La Flèche d'or, qui craint la mort économique (quid de la trentaine de salariés, privés par la loi de chômage technique ?), se défend sur tous les fronts contre une décision «arbitraire». Demain, le tribunal administratif examinera un référé liberté déposé par l'avocat (et habitué) de la Flèche d'or, Me Benjamin Mercier, pour déterminer si «le préfet s'est substitué au juge judiciaire, juge de l'outrage à agent» en «violation de la liberté du commerce et de la liberté d'expression».  
 
Manifs, concerts de soutien et pétitions se succèdent : 4 000 signataires, dont Béatrice Dalle, Sergent Garcia ou Jean Baudrillard, affichent leur solidarité (1). Les politiques s'insurgent, du Parti communiste ­ une «décision inique qui traduit une dérive répressive de la préfecture de police» ­ à la majorité municipale PS et Verts, qui demande au préfet «d'écourter la durée de cette fermeture». Et le préfet de police Jean-Paul Proust, ancien directeur de cabinet de Chevènement, reçoit dans son bureau lambrissé pour justifier ce «sévère avertissement», tout en se défendant de vouloir «la mort du petit cheval».
 
«Racisme antiflic». Pour comprendre l'ébullition, il faut revenir au 26 février. A 23 h 50, trois équipes de la brigade anticriminalité (BAC) débarquent en plein concert jungle hip-hop, sur le thème «Balance Bush du train». Un VJ (vidéo-jockey) a préparé ses boucles de 15 secondes, mêlant images d'archives (Seconde Guerre mondiale, Vietnam, Golfe...) et captation en direct de la salle, via deux caméras de surveillance. Le son est coupé, les lumières rallumées, les policiers, à la recherche d'un dealer, se déploient de chaque côté du public (300 personnes). Le VJ, parti «boire un coup avec des amis», laisse filer le programme. «J'ai éteint un peu tard», reconnaît Philippe Abeilhou. Le rapport de la BAC indiquera qu'à l'écran, les insignes de la police sont juxtaposées à une croix gammée. L'un des principaux syndicats de gardiens de la paix, Alliance (droite), dénonce le «racisme antiflic». Une plainte est déposée. Le préfet : «Je ne peux pas laisser passer le fait que, dans un lieu qui reçoit du public, on outrage de manière aussi primaire mes gardiens de la paix.»
 
Lettre à Sarkozy. L'enquête déterminera si infraction il y a eu. Accusera-t-on l'ordinateur, dont le disque dur et ses 7 000 images et vidéos ont été saisis ? La Flèche d'or, déjà fermée neuf jours en décembre (pour tapage réitéré), crie à la persécution : la PP, et sa politique de «destruction de la vie nocturne», utiliserait «tous les arguments pour transformer Paris en ville morte». Ouverte en 1995, la Flèche d'or accueille 120 000 personnes par an. Luce Namer, présidente de l'Association de défense des lieux de vie et de culture de Paris, résume : «Même si les faits s'étaient produits, un autre type de condamnation est possible qui ne met pas en péril la survie du lieu.» Hier, cette fonctionnaire au ministère de l'Education nationale a planché sur une «lettre ouverte au ministre de l'Intérieur», que doit signer l'Observatoire de la vie nocturne, réunissant les acteurs de la nuit à Paris. Elle réclame l'abandon des fermetures administratives.